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A quelques semaines d'intervalle sortent deux opus similaires
dans les bacs : “Censure connexion” et “16'30 contre la censure”.
Un même thème traité par une flopée de rappeurs en verve.
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C'est contre toutes les formes de censure qu'une pléiade de rappeurs se sont posés sur "Censure connexion", chez Plug It! Records et "16'30 contre la censure" (dans la droite lignée du "11'30 contre les lois racistes"), chez Cercle Rouge. Deux instrumentaux de qualité et de bonnes phases : Koma, Fabe, Moko et Arco de L'Ame Du Razwar, Odas et Ridan des Débutants pour le premier, Fonky Family, Basic, Sinistre, 2 Neg', Akhenaton, Chien De Paille, Yazid, Ménélik pour le second.
"La censure, c'est la première chose à laquelle on est confronté dès qu'on a un petit peu d'ambition", aime à répéter Ridan, principal artisan du premier projet. "Hors des majors, il est très difficile de se faire une place. On ne t'écoute pas pareil, on ne te passe pas sur les mêmes radios. Le projet vient de ce constat d'impossibilité à se faire reconnaître."
Rappeur au sein des Débutants, Ridan avoue sans complexe avoir décidé de monter ce freestyle réunissant trente rappeurs afin de soutenir l'effort de son groupe. Effectivement, L'Etat n'a presque plus besoin d'intervenir parce que la censure économique s'est avérée être un bien meilleur relais. Plus discrète et insidieuse, moins formelle, elle prouve que l'économique a depuis longtemps pris le pas sur le politique. Qui n'est pas considéré comme rentable, qui ne peut rapporter suffisamment d'argent, qui ne rentre pas dans la tendance du moment n'existe pas aux yeux du grand public.
"Si tu ne pèses pas économiquement, tu n'as pas trop le droit à la parole", constate justement Mystik, qui a posé sur le "16'30". Un peu amer, Ridan évoque le refus de PIAS de distribuer son opus, selon lui pour ne pas froisser Cercle Rouge, travaillant sur un projet similaire. "On pensait que la démarche artistique de PIAS était plus importante que sa motivation financière. Ils se sont comportés comme une banque."
La censure est également médiatique. C'est certainement la plus tangible. Assassin en avait fait les frais en se faisant couper les micros lors d'un énième débat télévisé sur la banlieue en 1992. La presse écrite et la télévision filtrent l'information et donnent leur version des faits. Moko de L'Ame Du Razwar, qui a posé sur les deux freestyles, prend l'exemple du traitement du conflit de son pays d'origine, le Congo, par l'information.
"La télévision survole ces événements, sans doute parce que les contacts entre certains clans là-bas et nos dirigeants ici sont constants et que la France les fournit en armes."
Yazid, également présent sur le "16'30", évoque son premier album, "Je suis l'Arabe", quelque peu boycotté.
"Le directeur de la chaîne cablée MCM ne voulait pas entendre parler de mon album. Je devais être invité à "La marche du siècle", pour une émission consacrée aux nouvelles musique. Au dernier moment, on a eu peur que je détourne le débat d'une manière plus politique et on a préféré ne pas m'inviter. Quant à Radio Beur, qui est censé représenter la communauté maghrébine en France, ils ont prétexté qu'ils n'étaient pas d'accord avec ma vision des choses. Peut-être avaient-ils peur de se faire remonter les bretelles par leurs amis du parti socialiste si un réel débat s'ouvrait à l'antenne."
Dans la censure médiatique, les raisons économiques sont courantes : on ne dit pas du mal d'untel parce qu'il détient une part du capital de la société ou parce que c'est un gros annonceur publicitaire.
Les formes de la censure sont donc devenues plus sinueuses et subtiles. Aujourd'hui, la censure politique est devenue plus virtuelle qu'effective. Il est un peu passé le temps où on bâillonnait l'expression à coups de décrets. Mais c'est cette censure qui intéresse au premier chef Cercle Rouge, le label de Jean-François Richet qui se souvient du rapide retrait des salles de son film "Ma 6-T va crack-er" et du refus du préfet de lui donner l'autorisation d'organiser un concert à Paris. Globalement, la société libérale, se sentant relativement intouchable, acceptée de la majeure partie de l'opinion, tendrait même par principe à accepter toute forme d'expression. A de rares exceptions près. La guerre du Golfe fut une période de black out; un numéro du journal d'extrême-gauche "Mordicus" fut même saisi. Le moralisme d'un autre âge du CSA veille au politiquement correct du paysage audiovisuel. Mais Ridan, l'artisan de "Censure connexion", semble d'ailleurs plus sensible à la censure politique que la censure moral.
"On fait tout pour que les jeunes ne se sentent pas concernés par la politique. C'est la censure de ceux qui ont quelque chose à dire qui me préoccupe. Ceux qui se font épingler parce qu'il parlent de cul, ce n'est pas très grave."
Pourtant, la censure morale est souvent le prélude à une autre plus politique. Quant à la police, quelque peu susceptible, elle a suivi de près Ministère Ä.M.E.R., Suprême NTM, les 2 Bal et… les 2 Neg', qu'on retrouve sur le "16'30".
"Des amendes et du sursis pour les rappeurs alors que Le Pen peut parler tranquillement de son point de détail", s'enflamme Eben. Niro se souvient surtout du comique de la situation. "Lors de notre déposition chez les flics, la femme qui m'interrogeait m'a demandé si "j'encule la police", c'était de l'incitation aux agressions sexuelles sur les policiers. Elle m'a dit qu'elle avait également reçu Stomy et qu'elle l'avait trouvé drôle parce qu'il avait dit que "Sacrifice de poulet" c'était du vaudou africain. Aux concerts suivants, on n'a pas arrêté parce que ça aurait voulu dire qu'on reconnaissait nos torts."
Yazid poursuit : "La censure est hypocrite. Elle pose des ronds et des carrés de couleur dont personne n'a rien à foutre avant le passage d'un film à la télé alors que les autorités aiment le cul, comme tout le monde. Chirac avait même félicité Madonna et était intervenu personnellement pour qu'elle puisse jouer à Paris."
Dans un sens plus large, la censure vient du milieu hip-hop lui-même. Ridan constate : "Ce sont les rappeurs qui ont enfermé le rap dans des codes. Ils ne rappent pas sur l'amour parce qu'ils sont trop orgueilleux et machos. L'autocensure est donc de rigueur au sein même du bastion rap, par peur de sortir du cadre habituel."
"Mon album n'abordait pas les habituels thèmes du hip-hop. Dans le milieu, mes textes n'ont pas beaucoup intéressé", se souvient Yazid. Eben enchaîne : "Beaucoup ne vont pas écouter le prochain album de Ministère Ä.M.E.R.. parce que Stomy est plus commercial en solo. Pareil pour la partie de Ménélik sur le freestyle, alors qu'elle est surprenante."
Ménélik qui épingle NTM et le business rap. "En tant que rappeur, j'ai surtout subi la censure de mes pairs, d'autres rappeurs qui me jugeaient. Je n'aime pas le sectarisme. Chacun donne sa couleur au hip-hop et ça peut être très convivial. Ce n'est la chasse gardée de personne. Avec Jean-François Richet, White & Spirit, on peut discuter de tout, échanger nos idées, même si on n'est pas d'accord."
Quand Ménélik évoque probablement une radio "première sur le rap", un bip recouvre sa voix. "C'est Cercle Rouge qui a préféré mettre un bip qui peut finalement concerner beaucoup de monde. Si tu es véritablement underground et que tes textes sont forts, tu ne passes pas sur certaines radios, si tu fais un texte fort mais qu'avant tu étais plus commercial, tu ne passes pas sur d'autres. Ou alors on ne passe que des groupes signés en major en se disant radio underground."
Le mot de la fin à Mystik : "Il ne faut pas dissocier chaque rappeur. C'est en écoutant en bloc qu'on ressent la force!"